
Le contrat, faussement intitulé "contrat de prestations de services réciproques", accordant un droit de jouissance sur un local situé dans un "village de marques", doit être qualifié de bail commercial dès lors que le cocontractant dispose d'une clientèle propre et que les contraintes qui lui sont imposées ne sont pas incompatibles avec le libre exercice de son exploitation, même si l'action en requalification est exercée plus de deux années après la conclusion du contrat, la fraude ayant suspendu le délai de prescription. Tel est l'enseignement d'un arrêt de la Cour de cassation du 19 novembre 2015 (Cass. civ. 3, 19 novembre 2015, n° 14-13.882, F-D).
I. Les faits et la procédure
En l’espèce, des sociétés avaient conclu un « contrat de prestations de services réciproques », l’une donnant à l’autre, pour une durée indéterminée, la jouissance d'une boutique à usage commercial en vue de la vente de ses articles, située dans un « village de marques », moyennant le versement d'une redevance de 20 % du chiffre d'affaires hors taxes, chacune des parties ayant la faculté de résilier le contrat avec un préavis de 10 mois.
Le 4 mars 2011, la partie qui avait concédé à l’autre la jouissance de la boutique avait notifié son intention de résilier le contrat avec effet au 4 janvier 2012.
Une sentence arbitrale du 10 août 2012 avait dit prescrite l'action de la société bénéficiaire du droit de jouissance en requalification du contrat de prestation de services réciproques en bail commercial et condamné cette dernière à payer à payer une indemnité d'occupation et à quitter les lieux sous astreinte.
Par arrêt du 29 octobre 2013, la cour d’appel avait accueilli le recours en annulation de cette sentence et avait ordonné la réouverture des débats sur le fond du litige. Le pourvoi formé contre cet arrêt avait été rejeté.
Statuant au fond, la cour d'appel a dit recevable l'action en requalification du contrat en bail commercial et l'a accueillie. La partie qui avait concédé à la jouissance du local s’est pourvue en cassation.
II. La fraude, cause de suspension de l’action en requalification
1. La prescription biennale de l’action en requalification d’un contrat en bail commercial
Aux termes de l’article L. 145-60 du Code de commerce, qui n’a pas été modifié par la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, « toutes les actions exercées en vertu du présent chapitre [NDLR : Chapitre V : Du bail commercial] se prescrivent par deux ans ».
Dans l’arrêt rapporté, la partie titulaire du droit de jouissance sur une boutique à usage commercial sollicitait la requalification du contrat en bail commercial plus de deux ans après sa conclusion.
A titre préalable, la question se posait de savoir si l’action en requalification n’était pas prescrite.
Il a été jugé que l’action en requalification d’un contrat intitulé « bail professionnel », en vertu de l’article L. 145-2, 1°, du Code de commerce, est soumise à la prescription biennale et qu’elle était prescrite dès lors qu’elle avait été intentée plus de deux ans après sa conclusion ou sa date d’effet (Cass. civ. 3, 23-11-2011, n° 10-24.163, FS-P+B).
Il a également été jugé que la demande « qui tend à la reconnaissance du statut des baux commerciaux », relative à un contrat dénommé « location-gérance » est soumise à la prescription biennale de l'article L. 145-60 du Code de commerce et que le délai de prescription courait à compter de la conclusion du contrat (voir également en ce sens, Cass. civ. 3, 22-01-2013, n° 11-22.984, F-D et Cass. civ. 3, 03-12-2015, n° 14-19.146, FS-P+B), « peu important qu'il ait été tacitement reconduit » (Cass. com., 11-06-2013, n° 12-16.103, F-P+B).
La Cour de cassation a ainsi refusé de faire courir le délai de prescription à compter de la reconduction tacite. Elle a également refusé de faire courir un nouveau délai à compter du renouvellement exprès par avenant d’un contrat de location-gérance (Cass. civ. 3, 03-12-2015, n° 14-19.146, FS-P+B, précité).
Il semblait ainsi impossible de faire requalifier un contrat en bail commercial après l’expiration d’un délai de deux ans à compter de sa conclusion, même si le contrat avait été reconduit tacitement ou renouvelé expressément.
La question se pose néanmoins de savoir si une solution différente ne devrait pas être retenue lorsque le renouvellement du contrat s’effectue à des conditions différentes de celle du contrat initial.
Toutefois, l’arrêt commenté apporte un tempérament à cette règle en précisant que « la fraude avait suspendu la prescription biennale ».
2. La suspension du délai de prescription
Il doit être rappelé que « la suspension de la prescription en arrête temporairement le cours sans effacer le délai déjà couru » (C. civ. art. 2230).
La fraude n’est pas visée par le Code civil (articles 2233 et suivants du Code civil) au titre des causes de report du point de départ ou de suspension de la prescription.
Il a pu être considéré que la fraude d’une partie pour laisser courir la prescription était susceptible d’entraîner la privation du droit de s’en prévaloir (Cass. civ. 1, 28-10-1991, n° 88-14.410, Bull. civ. I, n° 282. En ce sens également,a contrario Cass. com., 15-03-2011, n° 10-10.601, F-P+B). L’adage selon lequel la fraude corrompt tout peut justifier cette solution.
Il avait en revanche été retenu que la fraude ne pouvait pas constituer un cas de suspension de la prescription dès lors que ce cas n’était pas prévu par loi. (Cass. com., 26-02-2002, n° 99-20829).
L’arrêt rapporté retient une solution différente puisqu’il précise que la fraude suspend le délai de prescription.
La matière des baux commerciaux a déjà donné l’occasion à la Haute cour de sanctionner de manière originale la fraude en interdisant par exemple au bailleur de se prévaloir de la renonciation du preneur au droit à la propriété commercial en présence d’une fraude commise lors de la conclusion de baux dérogatoires successifs (Cass. civ. 3, 08-04-2010, n° 08-70.338, FS-P+B). Il peut être rappelé que dans cette décision, la Cour de cassation ne s’était pas expressément prononcée sur la question de la prescription de l’action en revendication du bénéfice du statut des baux commerciaux à l’issue d’un bail dérogatoire. Elle a par la suite précisé que la demande tendant à faire constater l'existence d'un bail soumis au statut né du fait du maintien en possession du preneur à l'issue d'un bail dérogatoire n'est pas soumise à la prescription biennale (Cass. civ. 3, 01-10-2014, n° 13-16.806, FS-P+B+I).
Dès lors qu’en principe, en matière de suspension, le cours de la prescription reprend seulement quand l’évènement suspensif a cessé, il pourrait être soutenu, au regard de la solution consacrée par l’arrêt rapporté, que l’action en requalification en présence d’une fraude ne se prescrirait jamais puisque la fraude a priori perdurera. La suspension ne peut toutefois avoir pour effet, aux termes de l’article 2232 du Code de civil, de porter le délai de la prescription extinctive au-delà de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit, soit a priori à compter de la conclusion de la convention.
La portée concrète de la solution doit être relativisée dès lors, outre le fait qu’il s’agit d’un arrêt inédit, que la suspension du délai de prescription impliquera la démonstration d’une fraude qui ne sera pas nécessairement établie. En l’espèce, elle résultait, selon la Cour de cassation qui reprend la motivation de la cour d’appel sur ce point, que « le contrat avait été faussement intitulé « contrat de prestations de services réciproques » et que les clauses de mobilité et de durée, qui permettaient unilatéralement au bailleur de faire obstacle à la stabilité du local et de réduire sa superficie, alors que ce local avait été livré brut de décoffrage et aménagé par la locataire, avaient été stipulées dans le but exclusif de contourner le statut des baux commerciaux ».
Le principe même de la soumission de l’action en requalification en matière de bail commercial pourrait avoir été remise en cause par la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, dite « loi Pinel » ; qui a modifié les dispositions de l’article L. 145-15 du Code de commerce. A la sanction de la nullité, frappant les clauses contraires aux dispositions impératives du statut des baux commerciaux, a été en effet substituée celle du réputé non-écrit qui en principe n’est pas soumise à la prescription biennale (encore que l’article L. 145-60 du Code de commerce n’ait pas modifié et qu’une action tendant à faire réputer non-écrite une clause contraire aux dispositions de l’article L. 145-15 du Code de commerce est une action fondée sur une disposition du statut des baux commerciaux).
Dans l’arrêt commenté, une fois jugé que l’action en requalification n’était pas prescrite, la question se posait de savoir si le contrat entrait dans le champ d’application du statut des baux commerciaux alors que ce qu’il convient d’appeler désormais le locataire était soumis à des contraintes importantes.
III. L’application du statut des baux commerciaux au contrat dénommé « contrat de prestations de services réciproques »
1. L’existence d’une clientèle propre
Les locaux mis à la disposition du locataire étaient intégrés au sein d’un « village de marques » composé de locaux commerciaux exploités par des enseignes. Selon les moyens du pourvoi, le cocontractant des commerçants leur offrait, selon les termes du contrat litigieux repris au second moyen de cassation, « un ensemble de services leur permettant d’écouler les produits dans les meilleures conditions de rentabilité et de renommée, selon un savoir-faire original en particulier, le prestataire de service créant et maintenant un environnement de très haute qualité ».
La situation peut être rapprochée, bien qu’elle soit différente, de la situation des commerces exercés dans un local situé dans l'enceinte d'un autre établissement pour lesquels l’existence d’une clientèle propre peut être discutée.
Le bail portant sur un tel local n’est pas soumis au statut des baux commerciaux si le preneur ne dispose pas d’une clientèle propre (AP, 24-04-1970, n° 68-10914). Il pourra s’appliquer dans le cas contraire, sans qu’il soit nécessaire que sa clientèle soit prédominante par rapport à celle de l’établissement (Cass. civ. 3, 19-03-2003, n° 01-17.679).
Dans l’arrêt rapporté, la Cour de cassation précise que la cour d’appel avait relevé l’existence d’une clientèle propre au sein de celle du village, cette existence étant établie par des attestations.
2. Le libre exercice par le locataire de son activité
L’existence d’une clientèle propre n’est pas suffisante et le statut des baux ne sera en principe pas applicable si le locataire n’a aucune « autonomie de gestion » (Cass. civ. 3, 01-10-2003, n° 02-11.239 ou « si l'exploitant du fonds est soumis à des contraintes incompatibles avec le libre exercice de son activité » (Cass. civ. 3, 19-01-2005, n° 03-15.283, FS-P+B+R).
Le bailleur tentait de démontrer en l’espèce que le locataire était soumis à des contraintes telles que le statut des baux commerciaux n’était pas applicable : selon les constatations de la cour d’appel reprises par le bailleur dans l’un des moyens du pourvoi, le locataire était soumis à une discipline stricte tenant à la nature des produits pouvant être vendus, au prix de vente minimum des produits, à l’impossibilité de pratiquer des soldes et à l’aménagement et au fonctionnement quotidien qui doit être conforme à un manuel élaboré par le bailleur.
Sur ce point, la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir retenu que ces contraintes n’étaient pas incompatibles avec le libre exercice de son exploitation par le preneur, étant en outre précisé que le preneur assumait seul les risques de son exploitation, disposait de son propre personnel, bénéficiait d’un service de caisse et payait ses charges (électricité, assurances, etc.).
Le preneur disposant d’une clientèle propre et les contraintes auxquelles il était soumis n’obérant pas le libre exercice de son activité, il pouvait invoquait le bénéfice du statut des baux commerciaux.
3. La stabilité et la permanence du local
Par ailleurs, le contrat accordait la faculté au « bailleur », à tout moment et à son entière discrétion, de déplacer l’enseigne sur un autre emplacement et d’en modifier la surface.
Le bailleur soutenait qu’en conséquence, le statut des baux commerciaux ne pouvait s’appliquer à défaut de local stable et permanent (en ce sens, voir Cass. civ. 3, 20-02-1985, n° 83-16019).
C’est sous l’angle de la fraude que cet argument a été écarté, la Cour de cassation précisant que les clauses de mobilité et de durée, qui permettaient unilatéralement au bailleur de faire obstacle à la stabilité du local et de réduire sa superficie, alors que ce local avait été livré brut de décoffrage et aménagé par la locataire, avaient été stipulées dans le but exclusif de contourner le statut des baux commerciaux.
Dès lors que le statut des baux commerciaux avait vocation à s’appliquer en présence d’un fonds de commerce appartenant au preneur, une telle clause ne pouvait conduire en effet à en écarter l’application.
Enfin, même si ce point n’a pas été soulevé, certainement parce que la condition était remplie, il convient de rappeler que le locataire qui revendique judiciairement l’application du statut des baux commerciaux doit être immatriculé au moment de sa demande en justice (Cass. civ. 3, 22-01-2014, n° 12-26.179, FS-P+B).
Julien PRIGENT
Avocat - Paris
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* Article publié in Lexbase, Hebdo édition affaires n°450 du 14 janvier 2016